Livre “Les six vies du doyen Yuï-Lan”
de Victor et Marina Zalojnov, à paraître.
L’histoire de la création du style Djen Paï
Assis dans la clarté des rayons lunaires qui illuminaient une partie de la terrasse du monastère, Yuï-Lan, le doyen, contemplait l’astre nocturne de ses réflexions. Avec une esquisse de sourire il prêtait l’oreille au lointain murmure de la cascade et au grondement soulevé par l’eau loin en dessous.
Après trois jours de mauvais temps, il lui était agréable de détendre son corps jusqu’à sa moindre parcelle en captant le faisceau d’énergie lunaire. Il venait de finir sa conversation-méditation quotidienne avec son maître céleste et, en poursuivant l’analyse de ses résultats, pouvait encore mieux se concentrer sur les processus et les besoins de son corps physique.
Yuï-Lan était déjà âgé de quarante-deux ans, mais son corps bouillonnait de jeunesse, d’abondance d’énergie et de joie de vivre. Il avait effectué sa troisième transition et se trouvait maintenant dans la période de Feu de sa vie, pour laquelle il avait tenu compte des erreurs commises lors des transitions antérieures, ainsi que des problèmes de ses caractères, physique et énergétique.
Maintenant la précipitation et l’agitation qui avaient précédé le premier passage lui semblaient même amusantes : lorsqu’il brisa et déchira la plupart des os et des organes de son corps en tombant dans une crevasse à cause de la perfidie d’un chemin de montagne balayé par des bourrasques de vent glacé.
Cette fois-là Yuï-Lan dut s’introduire dans un embryon si faible et maladif que le principal divertissement pendant les cinquante-six années de vie qui suivirent fut de maintenir sa frêle santé. Il est vrai que cette focalisation sur le corps physique lui permit, ou plus exactement l’obligea à créer un système de guérison développé, qui même aujourd’hui, cent trente ans après, reste le principal et le plus apprécié dans son monastère des « Jeunes Pousses de Bambou ».
Il se souvint du temps où il n’était qu’un jeune disciple et comment le doyen Dé avait ri à la question que Yuï-Lan venait de poser : « Pourquoi ne pas conserver le même corps et le rajeunir en permanence, puisque nous avons les capacités, au lieu transférer notre nature dans un embryon, ce qui est très complexe ? »
Le sage avait dit alors qu’il était plus facile de changer un vieil habit pour un neuf que de porter le même jusqu’au bout en perdant trop de temps à réparer et cacher l’usure.
« Le temps est pour tous les vivants un fil merveilleux sur lequel seuls les événements que tu veux emporter avec toi sont à enfiler. Outre cela, pour devenir le futur doyen de notre monastère, il te faudra accumuler des connaissances sur la maîtrise des cinq éléments de transformation du Tao et le domptage des cinq natures de ta personnalité. »
Depuis, assez de temps s’était écoulé pour que Yuï-Lan fasse l’expérience de maîtrise de ses natures de métal, d’eau et de bois. Puis le moment était venu d’absorber la chaleur de l’élément de feu et voilà qu’il a déjà effectué deux tiers des soixante années de vie illuminées par les aveuglantes couleurs Yang.
Encore deux transitions sous le signe de l’élément de terre puis du retour vers l’élément initial, le métal et il pourra se retirer au Panthéon des Sages du monastère. Néanmoins il lui faudra être prêt à s’attarder sur Terre pour former un nouveau gardien des secrets du Tao. Le doyen Dé avait effectué sept transitions avant qu’il ne jugeât avoir trouvé un successeur digne et capable de conserver sans corrompre, mais aussi de développer les Savoirs de l’enseignement traditionnel du monastère. Tout le savoir accumulé par Yuï-Lan au fil des ans trouva une importante réalisation dans la fondation de son propre style de combat, qui, si ses espoirs venaient à se réaliser, devait devenir une garantie énergétique et physique sûre de la protection et le développement du temple dans les siècles à venir. Ses propres besoins et le souhait d’aider l’évolution de ses disciples avaient motivé Yuï-Lan à concentrer ses efforts sur la recherche d’un système physique et énergétique, qui incarnerait les principes du Savoir.
Il se souvint d’une méditation sur cette même terrasse des Doyens, de son état de concentration, des rafales de vent glacé, des lourds nuages de plombs qui se mouvaient étrangement et tourbillonnaient. Il se rappela comment, ayant senti sur sa gauche une tension énergétique semblable à celle d’un éclair sphérique, il avait tourné la tête vers l’obscurité de la terrasse et avait vu une boule d’énergie qui reluisait et laissait entrevoir une agitation de formes au fond d’elle. Comme pris dans la confusion, le phénomène s’attarda à cet endroit puis bougea sur le côté et se dissipa. À l’autre extrémité de l’espace apparurent la silhouette argentée d’un vieux Taoïste et celle d’un oiseau de proie assis sur son épaule gauche.
Ouvrant ses ailes, l’oiseau se posa sur la surface de pierre près du vieillard et, après avoir redressé sa magnifique queue, il décrivit quelques cercles d’un pas léger et dansant autour de son maître.
Ensuite, immobile un instant, l’oiseau leva gracieusement ses ailes au-dessus de sa tête et se mit à danser. Tel une gigantesque ombre projetée sur le fond rocheux de la falaise, l’étrange et fantasque vieillard reprenait avec la même grâce ces mouvements et poses complexes. Les danses évoluèrent, les actions lentes et rapides s’entremêlaient. Ce spectacle rayonnant d’hypnotisme donnait le tournis. Le temps s’épaissit et prit la consistance du miel des montagnes, dans lequel la conscience de Yuï-Lan pataugeait sans réelle résistance.
Seul un éclair fendant les cieux au-dessus de la falaise fracassa l’enchantement en une myriade d’éclats dans lesquels le duo fantastique poursuivait sa danse. L’espace était désert mais devant le regard émerveillé du doyen la danse se poursuivait jusqu’à aujourd’hui
Cette rencontre était la première de celles qui engendrèrent le style Djen-Paï, devenu renommé depuis.